Problématique du fonctionnement de la justice au Burundi
Date de publication: 05/01/20186447 Vues Publié par : NIYIBIZI Abbé Dieudonné
C'est dans le principe de séparation des pouvoirs, énoncé par le philosophe anglais John Locke (1632-1704) dans son "Second traité du Gouvernement Civil" de 1690 et plus tard par Montesquieu (1689-1755) dans "L'esprit des lois" (1748), que nous trouvons le fondement de l'indépendance de la magistrature.
La réunion mensuelle des membres de l'Equipe de Réflexion Justice et Paix de la CDJP Bujumbura s'est tenue au centre ville de Bujumbura. Dans cette réunion, ils ont réfléchi sur la problématique du fonctionnement de la justice au Burundi, plus précisément sur la question de l'indépendance de la magistrature qui fait couler beaucoup d'encre ces derniers jours.
Pour introduire la réflexion, deux membres de l'équipe avaient préparé un bref exposé dans lequel ils sont revenus sur certains principes et quelques dispositions légales en faveur ou en défaveur de cette indépendance de la magistrature si réclamée. En effet, dans un système démocratique, une bonne organisation judiciaire repose sur trois principes fondamentaux : la séparation des pouvoirs, l'égalité devant la loi et le double degré de juridiction. Ce qui nous intéresse particulièrement pour le moment, c'est la séparation des pouvoirs qui est un des postulats de l'indépendance de la magistrature.
1. Le principe de séparation des pouvoirs
C'est dans le principe de séparation des pouvoirs, énoncé par le philosophe anglais John Locke (1632-1704) dans son "Second traité du Gouvernement Civil" de 1690 et plus tard par Montesquieu (1689-1755) dans "L'esprit des lois" (1748), que nous trouvons le fondement de l'indépendance de la magistrature. En effet, la séparation des pouvoirs est un principe, une théorie, qui préconise que les trois grandes fonctions de l'Etat (le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire) soient chacune exercée par un organe ou une instance différente. Cependant, dans la pratique, le pouvoir exécutif va souvent au-delà de son rôle en s'assurant la mainmise sur les autres pouvoirs (nomination des juges, possibilité de légiférer).
La séparation des pouvoirs est consacrée par la constitution du 18 mars 2005. Celle-ci désigne sans équivoque les trois pouvoirs de l'Etat, trois institutions de la République :
- Le pouvoir exécutif (art.92-146) ;
- Le pouvoir législatif (art.147-204) ;
- Le pouvoir judiciaire (art.205-236)
Une opinion dominante reconnaît cette consécration de séparation des pouvoirs tout en s'interrogeant sur son corollaire : l'indépendance de la magistrature.
2. Le fondement légal de l'indépendance de la magistrature
Une bonne organisation de la justice tire avant tout ses racines dans la loi fondamentale de la République (la constitution) et les conventions internationales ratifiées par le Burundi qui font parties intégrante du droit positif burundais.
Il ressort de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (DUDH), en son art.10), que toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
C'est dans la logique du respect des engagements pris au plan international que la constitution burundaise s'exprime aussi clairement : « Le pouvoir judiciaire est impartial et indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Dans l'exercice de ses fonctions, le juge n'est soumis qu'à la constitution et à la loi» (Art. 209).
Cependant, il semble que même si la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la magistrature sont devenues une réalité constitutionnelle au Burundi, certaines limites peuvent être décelées à travers certaines dispositions de la même constitution du 18 mars 2005.
3. Problématique de l'indépendance de la magistrature
Nous lisons à travers ces textes que, théoriquement, la justice burundaise est indépendante. Un juge conscient de la mission lui confiée par la République devrait savoir que dans tous les cas, il n'est soumis qu'à la constitution et à la loi. Il n'a pas de compte à rendre ni à l'exécutif ni au législatif. L'indépendance de la magistrature est donc avant tout une affaire des juges. Le juge burundais est donc indépendant.
Une telle affirmation mérite toutefois d'être nuancée dans ce sens que « les magistrats des juridictions supérieures sont nommés par décret du Président de la République et ceux des tribunaux de résidence par ordonnance du Ministre de la Justice ». (Art. 214) Mais aussi, « toute nomination aux fonctions judiciaires visées à l'article 188,9 ; excepté à la Cour constitutionnelle, est faite par le Président de la République sur proposition du Ministre ayant la justice dans ses attributions, après avis du Conseil Supérieur de la Magistrature et confirmation par le Sénat » (Art.215).
Dans ce contexte, l'indépendance des juges est biaisée et certains juges, après avoir tranché en tout âme et conscience se trouve sanctionnés par des mutations décidées par le pouvoir exécutif. Inquiets du sort de leurs familles, les juges craignant les répercussions financières d'une telle déstabilisation préfèrent obtempérer aux injonctions de l'exécutif. Mais alors, cette peur est-elle fondée ?
C'est ici que la conscience de chacun est interpelée pour choisir d'obéir aux sollicitations des tierces personnes ou à la loi et à sa conscience. Par ailleurs, aucune révocation n'a été enregistrée heureusement, car un magistrat ne peut être révoqué que pour faute professionnelle ou incompétence, et uniquement sur proposition du Conseil Supérieur de la Magistrature (Art.212).
Des critiques sont également formulées à l'endroit du Conseil Supérieur de la Magistrature au vu de sa composition et son fonctionnement. En effet, « Les membres du Conseil Supérieur de la Magistrature sont nommés par le Président de la République après approbation par le Sénat » (art.218) et « Le Conseil Supérieur de la Magistrature est présidé par le Président de la République assisté par le Ministre ayant la Justice dans ses attributions » (art.219). En outre, sur les quinze membres de ce conseil, huit sont nommés par le Président de la République et sept seulement élus par leurs pairs. On ne s'étonnera donc pas si les décisions prises par cet organe sont en faveur de l'exécutif à moins qu'ils aient le courage de dire non à celui qui leur a donné le poste.
4. Une lueur d'espoir
Le Président de la République, Chef de l'Etat, est garant de l'indépendance de la Magistrature. Il est assisté dans cette mission par le Conseil Supérieur de la Magistrature (art.209 de la constitution). On peut être optimiste car dans son allocution à l'occasion de la cérémonie de la rentrée judiciaire pour l'année 2012-2013, le Président de la République reconnaît que certaines lois méritent d'être retouchées pour promouvoir l'indépendance effective de la magistrature.
Dans tous les cas, on ne saurait négliger l'ampleur de la question d'autant plus qu'une réforme éventuelle toucherait la loi fondamentale : la révision de la constitution telle qu'annoncé par le Président de la République dans son discours à la nation pour l'année 2012 et conformément à l'article 298 de la constitution : « Le Président de la République peut soumettre au référendum un projet d'amendement de la Constitution ».
5. Les Burundais, sont-ils prêts à vivre les réalités d'un Etat de droit où règne une justice indépendante ?
La réponse pourrait être nuancée ! En effet, le comportement de certains citoyens révèle une certaine immaturité en ce qui est des conséquences logiques de l'indépendance de la magistrature. Aux termes de l'art.205 al.1er de la constitution, « La justice est rendue par les cours et tribunaux sur tout le territoire de la République au nom du peuple burundais ». Et pourtant, il n'est pas rare que des médias et des ONGs répandent une opinion qu'elles veulent à caractère de « vérité judiciaire » et s'attaquent à des juges qui pourtant, en tout âme et conscience, ont rendu des décisions au nom du peuple.
Le cas le plus éloquent est celui du prononcé des résultats des élections communales, législatives et présidentielles par la cour constitutionnelle qui, une fois approuvés par la majorité des participants, les observateurs neutres nationaux et internationaux, ont été contestés par certains. Autrement dit, si les Burundais réclament une justice indépendante, ils devraient vivre une logique d'acceptation de ses conséquences, entre autres le respect des décisions des juridictions compétentes.
6. Observations et recommandations
Enfin, il faut signaler quelques points importants à débattre une fois la révision constitutionnelle retenue :
1. Les questions de justice ne datent pas d'aujourd'hui, si des lacunes sont actuellement observées au niveau légal, elles sont le fait de la responsabilité des régimes qui se sont succédé au Burundi. Et plus récemment encore, la constitution du 18 mars 2005 qui fait objet de controverse actuellement montre que la question de justice indépendante n'a pas été débattue à fond par les différents protagonistes.
2. La promotion d'une justice indépendante demandera des efforts de chaque citoyen ; le secteur souffre d'un manque de moyens pour son fonctionnement. Les juridictions ont besoin d'être appuyées en infrastructure, en moyens matériels pour servir le justiciable. Les magistrats devraient vivre des conditions qui ne les exposent pas à la corruption. Le citoyen doit s'attendre à des répercussions en sa qualité de contribuable. C'est dans ces conditions qu'il pourra, à juste titre, revendiquer la promotion d'un Etat de droit.
3. On ne saurait oublier les effets néfastes de la crise sociale qui a secoué le Burundi. Un climat de méfiance s'observe entre les magistrats surtout entre les anciennes et nouvelles générations. Toutefois, des éléments épris de réconciliation sont là pour servir de piliers pour ce cheminement. Nous pensons qu'une pastorale appropriée à cette institution pourrait être envisagée pour sortir définitivement de cette crise.
4. Au moment où certains actes allant dans le sens de la réforme ne demandent que de la bonne initiative du gouvernement et du parlement, il faut agir en ce qui est:
- Du budget propre au pouvoir judiciaire ;
- De la question qui se pose au niveau du protocole d'Etat : le fait que le Président de la Cour Suprême vienne à la 40ème position au niveau protocolaire n'est pas une simple question de forme mais celle qui touche à l'honneur du Burundi comme un Etat qui a résolument opté pour le système démocratique.
5. Pour garantir une indépendance de la magistrature de façon réaliste, il faudrait entre autres réformer le Conseil Supérieur de la Magistrature ;
6. En outre, il faut que le gouvernement mette en place un système d'aide légale et assistance judiciaire, certains sont condamnés non pas parce qu'ils sont nécessairement coupables mais parce qu'ils n'ont pas pu bien se défendre ou bien expliquer leur cause.
7. Enfin, l'exécutif doit penser à un projet de sensibilisation pour informer la population en matière juridique.
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